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Crise de gouvernement ou crise de gouvernance ?*

Le changement de régime n'a pas eu lieu dans un contexte de révolution nationale, mais est le fait d'une intervention militaire extérieure qui a conduit à une occupation de huit ans. En conséquence, le système politique mis en place alors n'était pas le fruit d'un compromis longuement mûri entre les différents représentants de la société irakienne. Sa légitimité est aujourd'hui sérieusement questionnée.

Par Raid Fahmi**

Depuis les élections parlementaires de 2010, l'Irak traverse une crise politique profonde. Le pays n'est toujours pas un gouvernement de plein exercice, les ministères de la Défense et de l'intérieur n'étant toujours pas officiellement pourvus.
Au cours des trois années qui se sont écoulées depuis que le gouvernement de "partenariat" a été formé, les crises se sont succédé: avec le Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK); avec les autres forces politiques " sunnites ", ou encore avec les alliés de M. Al Maliki. Dans de nombreux cas, les différends surviennent entre toutes ces parties en même temps. Les partenaires de Maliki au sein du gouvernement ( ) l'accusent de renier les engagements et les accords qu'il a signés avec eux dans le cadre de la Convention d'Erbil( ) et sur la base desquels le gouvernement a été formé. Ils se plaignent aussi d'être marginalisés dans le processus de prise de décisions clés dans le pays, en particulier dans les domaines de la sécurité et de la défense. Ils mettent également en garde contre la tendance du premier ministre Maliki à renforcer son pouvoir personnel en concentrant tous les pouvoirs entre ses mains.
D'autre part, Pour sa part, le premier ministre accuse ses "partenaires" de ne pas respecter la Constitution, en exigeant de lui qu'il mette en application des accords et des mesures qui sont extraconstitutionnels. Il accuse également certains membres des listes partenaires au sein du gouvernement d'héberger des "hors-la-loi", de les couvrir et de mettre certaines installations et facilités de l'Etat à leur disposition pour mener des "opérations terroristes". Il a également fait allusion à la participation de certains de ses partenaires à des agendas politiques régionaux qui viserait à restaurer en Irak la situation antérieure au changement de régime.
Les relations avec les Kurdes sont conditionnées par les questions de Kirkouk, les territoires disputés et l'application de l'article 140 de la Constitution sur l'autonomie des régions, ainsi que la question du financement et de l'armement des bataillons de " peshmergas " dans la région. Les Kurdes maintiennent que ces bataillons de Peshmergas font partie du système de défense de l'Irak, ce que le Gouvernement fédéral conteste dans la mesure où ils ne sont pas sous le commandement du Commandant en chef des forces armées. S'ajoute à ces litiges entre le gouvernement fédéral et le gouvernement de la région le désaccord sur le projet de loi relatif aux hydrocarbures. Toutes ces questions sont en suspens depuis 2005. Plus récemment, se sont ajoutés d'autres sujets de litiges, dont le problème de contrats pétroliers signés par la région du Kurdistan avec des sociétés internationales sans consultation préalable du gouvernement fédéral, et l'avis du ministère irakien du Pétrole, ainsi que l'exportation du pétrole extrait dans la région sans passer par les canaux du gouvernement fédéral. Les relations avec les Kurdes se sont particulièrement tendues à la suite de la formation, en novembre 2012, du commandement irakien des opérations du Tigre à Kirkouk et Diyala. Le désaccord occasionné autour de cette question a failli déboucher sur une confrontation militaire.

La nature de la crise
Nous devons envisager la crise comme issue des divergences entre les forces participant au pouvoir quant à la compréhension, l'interprétation et l'application de la Constitution, document fondateur du système politique démocratique fédéral. Les racines de cette crise politique touchent à la nature du système politique, basé sur des quotas confessionnels et ethniques. La crise est donc aussi bien une crise de fonctionnement du gouvernement, qu'une crise de gouvernance due au du système de quotas( ).
• Le modèle de la démocratie « consociationnelle »
La série de crises rencontrées par l'Irak, la persistance de l'état d'instabilité, de la violence, des tensions entre les forces politiques et des tensions interconfessionnelles, et le trouble dans la relation entre le gouvernement fédéral et le GRK, signalent l'échec du processus de construction de l'État selon le principe du partage des pouvoirs (powersharing), sur la base de l'attribution ethnique et sectaire.
Ce processus politique s'inspire du modèle de la démocratie consociationnelle développé par le théoricien néerlandais en sciences politiques Arend Lijphart.

Ce modèle de conçoit la démocratie dans les sociétés plurielles sur les plans ethnique et confessionnel, par le biais d'institutions politiques qui, reconnaissant les différences entre les composantes de la société, sont capables de gérer les rapports et les conflits entre celles-ci.

La démocratie consensuelle se distingue de la démocratie libérale majoritaire, dans la mesure où elle met l'accent sur la construction de consensus entre les différents groupes ethniques selon quatre critères :
1. L'inclusion et la participation des principales forces politiques en présence à l'exercice du pouvoir. Le pouvoir doit être partagé et inclure une large coalition de dirigeants politiques représentant les communautés et groupes ethniques.
2. Le droit de veto mutuel qui assure une protection supplémentaire pour les intérêts vitaux de la minorité et incite les différentes communautés confessionnelles et ethniques à trouver des solutions consensuelles, en fixant des niveaux élevés de majorité pour faire passer des législations et en adoptant des mécanismes de coopération transcommunautaires.
3. L'adoption de la proportionnelle comme un critère essentiel de représentation, que ce soit pour les postes dans la fonction publique ou l'attribution des fonds publics, à travers un système électoral de représentation proportionnelle.
4. La possibilité pour chaque composante communautaire de bénéficier d'un degré élevé d'indépendance dans la gestion de ses affaires internes particulières, par exemple par la création de régions fédérales ou la prise de contrôle du financement régional des ressources
• Le « consociationalisme » dans la constitution irakienne
On peut identifier certains éléments du modèle de la démocratie consensuelle dans la constitution irakienne. Il s'agit des articles relatifs à la construction fédérale et l'autonomie accordée au Kurdistan, à la possibilité de créer de nouvelles régions, et à la répartition des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les régions, (les articles 120 et 121). La Constitution permet aussi de former une coalition dans le large éventail des élites dirigeantes selon l'article 62. Cet article prévoit la création d'une deuxième chambre législative (un Sénat) le Conseil législatif fédéral comprenant des représentants des régions et des gouvernorats qui ne sont pas institués en région. Est également compatible avec les principes du consensus l'article 105, appelant à une participation équitable du gouvernement fédéral, des régions et des gouvernorats qui ne sont pas institués en région dans les missions, les délégations et les conférences. Les lois électorales qui ont été introduites ensuite adoptent le principe de la proportionnelle, comme le prescrit le modèle de la démocratie consensuelle.
Or, la Constitution ne précise pas la façon d'atteindre ces objectifs, ce qui est susceptible de créer des problèmes dans l'application, et elle ne prévoit pas de dispositions qui accordent le droit de veto aux minorités. De même il n'est pas fait référence au consensus en tant que mécanisme ou obligation pour adopter des lois, prendre des décisions et des positions. La Constitution stipule la majorité comme condition, celle-ci pouvant être simple, absolue ou à la majorité des deux tiers, selon les articles et sujets traités ou en discussion.
Si l'objectif du système de la démocratie consociationnelle est de parvenir à la stabilité, prévenir l'apparition de conflits entre les composantes, éliminer les tensions entre elles et construire la démocratie, alors on peut considérer les tentatives d'application de ce modèle en Irak comme un échec. 1
• Remarques pour évaluer l'expérience de "consociationalisme" en Irak
Le peu de succès, voire l'échec, qu'a rencontré jusqu'à présent en Irak le système de gouvernement de consensus, inspiré du modèle « consociationnel », peut être attribué à des causes diverses. Les élites politiques n'ont pas fait preuve de flexibilité, de disposition et d'aptitude à dialoguer et à faire des concessions mutuelles, à subordonner les intérêts partisans et ceux de leur communauté à l'intérêt national supérieur. Ainsi la crispation identitaire et la rigidité ont dominé leurs prises de position et leur discours, et les intérêts propres des « élites » dirigeantes ont été arbitrairement identifiés à ceux de la composante qu'ils sont censés représenter..
Quant aux autres conditions objectives liées à la taille du pays et au poids relatif des différentes composantes, elles ne s'appliquent pas à l'Irak. Si la séparation et de différenciation sur une base géographique ou autre, entre les composantes, sont réalisées et vérifiées dans une large mesure pour les Kurdes elles ne le sont que partiellement pour les composantes confessionnelles dans certaines provinces du Sud de l'Irak, et pas du tout dans les provinces irakiennes mixtes telles que Bagdad et Diyala.
D'après certaines études et analyses, le processus de la rédaction de la Constitution et le vote qui a suivi n'ont pas été réalisés selon une procédure et une méthode susceptibles de créer les conditions d'un consensus national et d'installer la confiance dans le processus politique, en particulier auprès des représentants de la composante sunnite. Il est utile de rappeler que les provinces à majorité sunnite ont boycotté le processus politique et la procédure de rédaction de la Constitution, mais q'un certain nombre de personnalités politiques et sociales les représentant ont été inclues au comité de rédaction constitutionnelles.
En ce qui concerne les modifications de fond portant sur la construction de l'État, l'identité et la nature du système politique, qui ne pouvaient être tranchées dans les délais prescrits pour la rédaction et l'adoption de la Constitution, elles ont été traitées en incluant l'article 142 .Cet article prévoit la formation d'un comité parlementaire composé de représentants des principales composantes de la société irakienne, chargé de présenter une recommandation pour les amendements à apporter à la Constitution. Cette recommandation devrait être soumise au Parlement pour approbation dans un délai de quatre mois, avec la condition que la recommandation doit inclure en une seule fois l'intégralité des amendements et des modifications proposés .
Le comité a bien été formé et il a déjà mené des travaux pendant plusieurs années qui ont abouti à des accords sur plus de 80% des questions discutées ; mais le comité n'a pas pu aboutir à des accords sur le reste des questions. Par conséquent il n'a pas été en mesure de présenter sa recommandation concernant les amendements constitutionnels en une seule fois, et le dossier des amendements constitutionnels reste en suspens jusqu'à présent.

Conclusions et perspectives pour sortir de la crise
Les fondements théoriques et intellectuels de la démocratie consensuelle font l'objet de critiques fondamentales que nous n''aborderons pas ici, nous devons juste préciser qu'elle préconise un système fondé sur la mise en place de coalitions d' « élites » qui souvent ne sont que partiellement représentatives des principales composantes de société.
Cette théorie trouvent sa traduction concrète dans l'expérience irakienne à travers l'adoption du système, des quotas ethnoconfessionnels dans la répartition des pouvoirs, des responsabilités et des ressources. Ce système est en fait la principale cause de l'échec constaté de l'Etat dans les domaines des services et de l'administration, ainsi que de la corruption endémique qui ronge son fonctionnement. Ce type de partage des pouvoirs qui repose sur un système de quotas ethniques et sectaires aiguise les conflits, alimente :
• l'intolérance et le recul du processus d'intégration nationale;
• le déclin de l'identité nationale en faveur des identités secondaires;
• la dislocation et la fragmentation du processus de prise de décision au niveau fédéral;
Le manque d'harmonie dans les relations entre les régions et les gouvernorats qui ne sont pas institués en région d'un côté, et le gouvernement fédéral, de l'autre,
Ces méfaits du système des quotas tel qu'il est pratiqué en Irak ne sont pas surprenants. Comment assurer une bonne gouvernance et une gestion rationnelle de l'Etat et de l'économie lorsque le gouvernement est constitué de représentants des principales composantes sans qu'il se fixe un programme commun contenant , les principes et les idées partagés par tous les membres de la coalition?. Sans un tel programme commun, il semble naturel que le fonctionnement des rouages de l'Etat soit incohérent, que les priorités soient floues et que le processus de prise de décision et d'élaboration de la politique générale de l'état devienne confus.
La réalité sociétale pluraliste de l'Irak confirme la nécessité d'assurer la participation active de ses principales composantes dans l'Etat et dans le gouvernement à différents niveaux. Toutefois cela ne signifie pas et n'implique pas que cette inclusion doive être exclusivement réalisée par le système actuel des quotas. La représentation et la participation des composantes de la société doivent être des éléments clés pour tout programme commun de gouvernement. Il est possible de parvenir, par le dialogue, l'étude des expériences réussies et le recours à des spécialistes, à des solutions qui concrétisent institutionnellement la participation des différents secteurs de la communauté et des composantes d'une manière compatible avec le principe de la citoyenneté et des normes de compétence et d'intégrité, et conformément à ce qui est issu du processus électoral,
La théorie du consociationalisme met l'accent sur l'identité de chaque composante, mais sous-estime et minimise les distinctions, socio-économiques, intellectuelles et politiques au sein de chaque composante. Par ailleurs, cette théorie ignore la dynamique de l'évolution interne propre à chaque communauté qui aboutit au pluralisme et à la différenciation. Elle favorise au contraire des formules de représentation monolithiques basées sur un référent identitaire rigide .
Dans les sociétés plurielles, la recherche de cadres institutionnel, de mécanismes d'action et d'une base de répartition des pouvoirs et des ressources en vue de créer une entité nationale inclusive– reconnaissant la diversité, et garantissant les droits et les intérêts des différents secteurs et composantes, et établit un rapport harmonieux entre l'identité de chaque composante - suppose qu'il y ait une volonté de vivre ensemble.
Maintenir cette volonté de vivre ensemble, la promouvoir au sein de toutes les composantes du peuple irakien, est devenu l'un des grands défis et une des principales tâches qui attendent le pays, ses forces politiques et ses acteurs sociaux.
Paradoxalement, on entend souvent les principaux responsables de l'Etat se plaindre du principe et du mécanisme du consensus dans la prise de décision et le vote des lois. Dans les faits et les pratiques, le consensus est devenu une source de blocage permanent qui nuit à la construction de l'Etat et à la gestion des affaires publiques. C'est une réserve sérieuse et une objection importante. Cependant, il faut souligner que le principe du consensus devient problématique précisément lorsque le gouvernement ne se dote pas d'une vision civique de la nation qui aide à définir l'intérêt général. Selon une telle vision, l'intérêt national serait explicitement et il pourrait ainsi prévaloir sur les intérêts particuliers en cas de divergence.
Toutes. les composantes, parties prenantes du consensus, seraient capables de prendre la mesure de ce qui relève de l'intérêt commun.
Les conditions dans lesquelles se trouve l'Irak actuellement font de la réforme et du changement une nécessité urgente. Ces questions ont été partiellement soulevées lors des élections provinciales, et le seront certainement davantage dans la au cours de la campagne pour les prochaines élections législatives (avril 2014).
Selon une thèse souvent avancée la solution réside davantage dans la transition vers le système de la démocratie majoritaire. La Constitution le permet, mais cette vision reste limitée et inadéquate tant qu'elle n'est pas suffisamment inclusive pour assurer la participation, les droits et les aspirations des différentes composantes, ainsi que les intérêts généraux de l'ensemble de la population.
D'autre part, il y a des appels à l'abrogation de la Constitution et la promotion de solutions de rechange liées au passé, au détriment de la démocratie et des libertés, ce qui est également inacceptable. L'état civique et les institutions démocratiques sont devenus des acquis sociaux qui rencontrent approbation et acceptation politique croissante, et aussi les solutions doivent être recherchées dans le maintien de ces acquis et non dans leur suppression.
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Pour Aller plus loin:
• Arend Lijphart, Democracy in Plural Societies (en arabe), traduction par Hosni Zina, Institut des études stratégiques, Bagdad - Beyrouth 2006
• John McGarry and Brendan O'Leary. "Consociational Theory, Northern Ireland's Conflict, and its Agreement. Part 1: What Consociationalists can Learn from Northern Ireland," Government &Opposition, 41 (2006) 43-63.

• Ashley A. Rees, "WHY CONSOCIATIONALISM HAS NOT UNITED IRAQ", Thesis Presented to the Department of Political Science and the Clark Honors College of the University of Oregon, May 2007
• Paul DIXON, "Is Consociational Theory the Answer to Global Conflict? From the Netherlands to Northern Ireland and Iraq ?", Political Studies, Review, 2011, 9(3)
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Article publié dans le magazine DIPLOMATIE GD,, *

du FEVRIER- MARS 2014 LES GRANDS DOSSIERS N°10

Raid Fahmi est économiste. ancien ministre des Sciences et Technologies en Irak 2005-2010.**
Membre dirigeant du parti communiste irakien